C'est assez

La malédiction responsable de la mort des orques

Les PCB, polluants depuis longtemps interdits, pourraient causer la disparition de nombreuses populations d’orques au cours des cent prochaines années. 

 Une orque en Norvège – Crédit photo :©Audrun Rikardsen 

Il y a deux mois, l’orque femelle Tahlequah capturait l’attention du grand public en portant le corps de son petit, mort après la naissance, pendant 17 jours. Depuis, une seconde orque du même pod (Scarlet, une orque femelle de 3 ans) a également été déclarée morte ; son état d’amaigrissement avancé observé durant l’été avait suscité de nombreuses préoccupations et elle n’a désormais pas été revue depuis des semaines. Sa mort signifie que cette communauté d’orques, connue sous le nom de résidentes du Sud, ne compte plus que 74 survivants, le chiffre le plus bas constaté depuis 30 ans. La chute brutale des populations de saumons dont se nourrissent ces orques constitue vraisemblablement la principale raison du déclin de cette population. Mais ces animaux font également face à d’autres menaces majeures, notamment des niveaux extrêmement élevés de toxines, fruit de l’activité humaine, dans leur organisme. 

Tahlequah – Crédit photo : ©Michael Weiss-Center for Whale Research via AP
Parmi ces substances chimiques, les polychlorobiphényles (PCB), connus pour causer le cancer et une suppression immunitaire, perturber les signaux hormonaux et entraîner des problèmes de reproduction. Sur la base de toutes les connaissances accumulées par les scientifiques sur leurs effets sur la santé, Jean-Pierre Desforges de l’Université d’Aarhus et Ailsa Hall de l’Université de St. Andrews ont étudié la façon dont ces substances chimiques sont susceptibles d’affecter les orques du monde entier… et leurs pronostics ne sont pas optimistes. Ils estiment que, même en l’absence de toute autre menace, les PCB devraient entraîner, à eux seuls, l’extinction ou le déclin important de 10 des 19 populations d’orques étudiées, ceci au cours des 100 prochaines années… y compris les orques résidentes du Sud. 

«Cette population fait bien évidemment face à un accès limité à ses sources de nourriture», explique M. Desforges. «Mais sur la base de nos simulations, les effets des PCB devraient suffire à les faire passer à la catégorie «à risques». En y rajoutant d’autres facteurs de stress, on ne peut qu’imaginer ce qu’il se passerait.» 

Scarlet – Crédit photo : © Katy Foster/NOAA Fisheries
Les PCB ont été massivement produits au cours du 20ème siècle. Ils sont stables, résistants à la chaleur et électriquement isolants, ce qui rend leur utilisation idéale pour la fabrication de liquides de refroidissement, de retardateurs de flamme, de lubrifiants, de peintures, d’adhésifs et bien d’autres produits industriels. Ils se sont également révélés extrêmement toxiques et la plupart des pays ont interdit leur utilisation et leur production il y a plusieurs décennies. Mais ces mesures ont été prises trop tardivement : cette même stabilité, rendant les PCB si prisés, en a également fait des polluants extrêmement persistants. 
Pendant des décennies, ils se sont infiltrés dans les océans. Le plancton les a ingérés, les poissons ont avalé le plancton et les mammifères marins ont mangé les poissons. À chaque palier successif au sein de la chaîne alimentaires, ces substances sont de plus en plus concentrées. Au sommet de la chaîne alimentaire, les orques présentent les taux de PCB les plus élevés parmi tous les autres animaux marins. Les populations se nourrissant de poissons prédateurs, comme les orques résidentes du Sud, ou de mammifères marins, comme les orques de Bigg (ou transientes) font partie des cétacés les plus contaminés au monde. Les organismes des orques concentrent des polluants dont la « durée de vie » est bien plus longue que celle des animaux eux-mêmes. 

Crédit photo : ©Audun Rikardsen/Science
À titre de comparaison, des études préliminaires ont montré que les phoques annelés arrêtaient de se reproduire lorsque les taux de PCB dans leurs graisses atteignaient 60 à 70 parties par million (ppm). Les taux mesurés chez les orques résidentes du Sud atteignent 83 ppm et entre 100 et 300 ppm en moyenne chez les orques de Bigg. Une orque femelle, Lulu, morte l’année dernière en Écosse affichait un taux atteignant 957 ppm. Une autre femelle, échouée dans l’État de Washington State en 2002, avait un taux de 1 300 ppm. 

«Nous sommes nombreux à avoir vu cette tragédie se dérouler sur des décennies et à attendre, pendant des années, le moment où les concentrations de PCB dans les tissues allaient finir par baisser. Trente-cinq ans après l’interdiction des PCB, nous attendons toujours», déclare Brenda Jensen de la Hawaii Pacific University. «Les orques ayant une longue espérance de vie, ces produits chimiques sont fixés dans la chaîne alimentaire marine de façon permanente.» 

Sur la base de mesures accumulées pendant des décennies, Desforges, Hall et leurs collègues ont créé une simulation prédisant la façon dont différentes populations d’orques vont grandir ou diminuer, sur la base de leurs taux habituels de survie et de reproduction et la façon dont ces taux sont susceptibles de varier en fonction du niveau de PCB présents dans leurs o
rganismes. 
Ils ont découvert que les huit populations les plus exposées vont probablement s’éteindre complètement. Cette prédiction concerne des orques du Groenland, des Îles Canaries, de Hawaii, du Japon, du Brésil, de Gibraltar et du Royaume-Uni ainsi que les orques de Bigg. Deux autres populations, les transientes d’Alaska et les orques résidentes du Sud, seront moins gravement touchées mais sont tout de même susceptibles de décliner de façon significative. Selon M. Desforges, ce n’est pas un hasard si ces populations sont d’ores et déjà très restreintes, ne comptant plus que quelques dizaines d’individus. 
Les sceptiques noteront peut-être qu’un des éléments essentiels de ces prédictions (la façon dont différentes doses de PCB affectent la reproduction) repose sur des données qui ne sont pas basées sur les orques. « Il serait forcément très difficile de mener une étude sur les PCB et les taux de reproduction chez les orques. Difficile de s’imaginer les étudier en laboratoire », explique M. Desforges. Nous avons fait en sorte d’étudier les meilleures données disponibles pour les espèces les plus pertinentes. » Il s’agit, en l’occurrence, du vison, un animal qui, bien que beaucoup plus petit qu’une orque, est également un prédateur aquatique se nourrissant de poissons et longtemps utilisé par les toxicologistes comme représentant d’autres mammifères marins. 
Crédit photo : ©Audun Rikardsen/Science
Du reste, les prédictions pessimistes de l’équipe sont plutôt conservatrices. Elles ne considèrent que les effets des PCB sur la reproduction et le système immunitaire, et non leur tendance à dérégler le système hormonal ou à causer des cancers. Elles ne se penchent pas sur des groupes dont les taux de PCB n’ont pas été mesurés, comme les orques du Golfe du Mexique, dont la population est passée de 277 au début des années 1990 à seulement 22 aujourd’hui. 


Et les prédictions de l’équipe reflètent clairement les problèmes de reproduction que les scientifiques ont pu constater parmi les orques du monde entier. Les fausses couches ne sont pas rares et, bien souvent, les petits ne survivent pas longtemps. Au sein des orques résidentes du Sud, aucun bébé n’a survécu depuis 2015 et la population évoluant au large du Royaume-Uni n’a pas eu de bébé depuis 25 ans. « Ces populations ne se sont jamais remises, même après l’arrêt de la chasse à l’orque »,” selon M. Desforges. Elles stagnent alors qu’elles devraient à nouveau augmenter. » 

Les niveaux de PCB dans l’environnement ont baissé après l’interdiction (quasi) mondiale des années 1970 et 1980, mais ils se sont stabilisés depuis les années 1990. Les substances chimiques ne sont plus produites, mais elles sont toujours présentes dans les vieux équipements, les peintures, et d’autres matériaux. Près de 80 % de ces stocks doivent encore être détruits. « Tout ce qui a été fabriqué dans les années 1960 et 1970 a de grandes chances de contenir des PCB et si ces produits se retrouvent dans une décharge, ces PCB risquent fortement de polluer l’environnement », explique M. Desforges. « Et une fois là, il est extrêmement difficile de s’en débarrasser. » 

C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les orques. Pour elles, les PCB constituent une sorte de malédiction intergénérationnelle qui, une fois qu’elle s’est abattue, ne peut plus être levée. Les substances chimiques se dissolvent facilement dans la graisse, ce qui veut dire qu’elles s’accumulent non seulement dans la graisse de l’orque, mais aussi dans son lait. À travers le lait, une maman orque peut ainsi transmettre jusqu’à 70 % de son taux de PCB à son bébé—un héritage toxique qui se retrouve alors concentré dans un corps beaucoup plus petit. « Il s’agit d’un grave problème qui va faire obstacle à tous les efforts entrepris pour essayer de réduire les taux de PCB dans l’environnement », explique M. Desforges. « Ce transfert aura lieu de toute façon, quoique nous fassions pour nettoyer les lieux contaminés. » 

« Impossible de brancher une orque, et encore moins tout un écosystème marin, à une sorte de machine de dialyse pour évacuer les PCB hors des tissus », ajoute Brenda Jensen. « Même la mort des animaux permet aux graisses, contenant des PCB, de repartir dans le cycle de la chaîne alimentaire. » La seule option, au-delà de la destruction des stocks de PCB, est de réduire les autres menaces auxquelles les orques doivent faire face. Une bonne analogie pour cette situation est le risque de cancer pour un humain. « Si vous découvrez que vous êtes génétiquement prédisposé(e) à une quelconque forme de cancer, vous pouvez tout de même avoir envie de réduire les autres facteurs de risques que vous pouvez contrôler, par exemple en arrêtant de fumer ou en faisant plus d’exercice physique. Maintenant que nous sommes conscients du fardeau que portent les orques, nous pouvons peut-être compenser en essayant de leur fournir un environnement susceptible de répondre à leurs besoins énergétiques pour se reproduire. » 

Les PCB ne constituent qu’une catégorie de polluants persistants et c’est aussi l’une des plus étudiées. « Nous savons à quel point ils sont néfastes », affirme M. Desforges. « Mais nous en savons bien moins sur tous les nouveaux composés qui les remplacent aujourd’hui, de nouveaux tensioactifs et retardateurs de flamme. Nous devons maintenant les déceler et comprendre l’impact qu’ils ont sur les animaux. » 


Traduction : Sandrine Pantel pour C’est assez !

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